3
Les Incertitudes d’Arthur
Le lendemain, Arthur dit à Merlin : « Merlin, le jour approche où doit naître, d’après tout ce que tu m’as dit, l’enfant qui causera la perte de ce royaume. Maintenant, je sais qui il est, mais je ne peux rien faire directement contre lui, car alors on m’accuserait de vouloir faire disparaître mon neveu. Voici ce que j’ai décidé de faire pour préserver l’avenir : je ferai rassembler tous les enfants qui vont naître dans ce mois, je les enfermerai dans autant de tours qu’il sera nécessaire, et je les y ferai élever dans les meilleures conditions jusqu’au moment où je verrai bien ce qu’il en est. » En entendant les paroles du roi, Merlin se mit à rire et dit : « Tu perds ton temps, roi, et toutes tes précautions seront vaines. Tout se passera comme je te l’ai prédit, car c’est inscrit dans le grand livre des destinées. » Mais Arthur persista dans son projet. « C’est bien, dit Merlin, fais donc comme tu l’entends, pourvu que tu ne portes pas atteinte à la vie de ces enfants. Mais tâche de trouver une bonne justification à ce que tu ordonneras, car je n’ai nulle intention de te cautionner dans cette affaire. Et avant de prendre ta décision définitive, tu devrais t’en aller tout seul à l’aventure. J’ai ouï dire qu’il y avait, dans une forêt, à quelques lieues d’ici, une chapelle dédiée à saint Augustin de laquelle on ne ressort jamais sans être guéri de sa maladie ou être pardonné de ses péchés. Le tout est d’en ressortir, car l’endroit est fort dangereux. – J’irai à la chapelle que tu dis et j’en ressortirai, je te l’assure. »
Et le roi fit seller son cheval. À ceux qui voulaient l’accompagner, il dit qu’il préférait s’en aller seul et qu’il resterait probablement plusieurs jours absent. Il prit ses armes, son épée Excalibur, son bouclier Prytwen[21] et sa lance Rongomiant[22], quitta la forteresse de Kaerlion et s’engagea dans la forêt. Chevauchant à vive allure, il parvint, au début de l’après-midi, dans une des plus charmantes clairières qui fussent[23]. Une barrière en commandait l’entrée. Avant d’y pénétrer, le roi regarda sur sa droite et aperçut une jeune fille sous un arbre[24], qui tenait dans sa main les rênes de sa mule. Elle était très belle, et le roi se dirigea vers elle. « Jeune fille, dit-il, y a-t-il quelque habitation en cette clairière ? – Seigneur, répondit-elle, il n’y a pour toute demeure qu’une chapelle consacrée et un ermitage. – Est-ce la chapelle Saint-Augustin ? – Oui, certes. Mais la clairière et la forêt alentour sont si dangereuses que jamais aucun chevalier n’en est revenu indemne. La chapelle, en revanche, est un endroit si miraculeux que nul qui soit atteint de désespoir n’y pénètre sans y trouver secours, du moins s’il peut en ressortir vivant. Si tu veux y aller, que Dieu te protège, car tu me parais honnête et courageux, et il serait dommage qu’il t’arrivât malheur. Et je resterai ici pour savoir ce qu’il adviendra de toi[25]. »
Le roi se dirigea vers la barrière qui donnait accès à la clairière. Une fois à l’intérieur, il regarda autour de lui et aperçut, sur la droite, dans un repli de la forêt, la chapelle et, non loin, un petit ermitage. Le roi s’approcha, mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre. Manifestement, l’ermite qui desservait la chapelle se préparait à dire la messe, et comme la porte était ouverte, il se prépara à entrer. Mais alors il sentit que quelque chose l’empêchait d’aller plus avant. Pourtant, il n’y avait personne pour lui interdire l’entrée. Le roi en éprouva un profond chagrin. Il vit une statue représentant le Christ et il s’inclina. Il regarda du côté de l’autel : l’ermite disait le Confiteor, et, à sa droite, Arthur aperçut un enfant d’une extraordinaire beauté : il était vêtu d’une aube et portait une couronne d’or chargée de pierres précieuses qui répandaient une vive clarté. À gauche se tenait une femme si belle que nulle autre femme n’aurait pu lui être comparée. Quand le prêtre fut monté à l’autel, la femme prit l’enfant par la main et alla s’asseoir à la droite de l’autel, sur un siège magnifiquement orné. Elle plaça l’enfant sur ses genoux et l’embrassa avec beaucoup de tendresse.
Puis elle prononça ces paroles qui intriguèrent profondément Arthur : « Seigneur, tu es mon père, mon fils, mon époux, mon sauveur et le sauveur du monde. » Au-dessus de l’autel, il y avait un beau vitrail : tout à coup, le roi, en relevant la tête, vit une flamme traverser la verrière, plus claire qu’un rayon de soleil, qui descendit sur l’autel. Le roi était émerveillé de ce qu’il voyait et entendait. Après la lecture du saint Évangile, la femme prit l’enfant et le remit aux mains du prêtre. Arthur s’agenouilla et se mit à prier, et quand il regarda de nouveau en face de lui, il lui sembla que l’ermite tenait entre ses mains un homme dont le côté, les poignets et les chevilles étaient ensanglantés, et qui portait une couronne d’épines : c’était vraiment un homme en chair et en os[26]. Le roi le contempla longuement, mais ne sut pas ce qu’il advenait de lui, et il en éprouva une telle compassion que les larmes lui vinrent aux yeux. Pourtant, lorsqu’il jeta son regard de nouveau vers l’autel, s’attendant à voir cette même figure d’homme, il s’aperçut qu’elle avait repris l’apparence de l’enfant qu’il avait vu auparavant. Il entendit alors prononcer les paroles Ite missa est. L’enfant prit sa mère par la main et ils disparurent hors de la chapelle, et la flamme sembla remonter et traverser le vitrail dans l’autre sens. Le prêtre quitta alors les habits qu’il avait portés pour célébrer la messe et se dirigea vers le roi qui était toujours à l’extérieur de la chapelle. « Seigneur, dit-il, tu peux entrer maintenant. C’eût été un grand bonheur pour toi si tu avais été digne d’y pénétrer dès le commencement. »
Arthur passa alors la porte de la chapelle sans aucune difficulté. « Seigneur, reprit l’ermite, je te connais bien, comme je connaissais bien ton père, le roi Uther. Et je peux te dire que si tu n’as pas pu entrer dans cette chapelle au moment de la messe, c’est à cause d’une faute que tu as commise. Pourtant, tu es certainement l’homme le plus apte à assumer la mission dont Dieu t’a chargé. » Le roi répondit que c’était pour expier son péché qu’il était venu en cet endroit. « Que Dieu te le permette, dit l’ermite. Mais tout ce que je peux faire pour toi, c’est de te le souhaiter, et de te recommander à Dieu. » Et sur ces mots, l’ermite s’éloigna sans que le roi pût savoir où il était allé.
Après s’être recueilli dans la chapelle, Arthur retourna vers son cheval. Il se remit en selle, pendit son bouclier à son cou et prit sa lance à la main. Il fit demi-tour, se dirigeant vers la barrière ; mais il n’avait pas franchi la distance que parcourt une flèche qu’il aperçut un chevalier qui se précipitait vers lui, monté sur un grand cheval noir, portant une lance et un bouclier de même couleur. La lance, qui était épaisse à sa pointe, semblait brûler d’un feu terrifiant, et la flamme descendait jusqu’au poing du chevalier[27]. Celui-ci pointa son arme pour en frapper le roi, mais Arthur l’évita, et il le dépassa. Faisant demi-tour, il le chargea de nouveau. Arthur se mit en garde, éperonna son cheval de toutes ses forces et frappa son adversaire. Mais celui-ci le frappa également, et le choc fut si violent que les lances plièrent sans se rompre et que les deux hommes se trouvèrent déséquilibrés et quittèrent leurs étriers. Leurs yeux étincelaient, et le roi sentait qu’il perdait du sang par la bouche et par le nez. Ils s’écartèrent l’un de l’autre pour reprendre haleine. Le roi regardait avec étonnement la lance qui brûlait et se demandait comment elle n’avait pas été brisée par la violence du coup. Il n’était pas loin de penser qu’il avait affaire à un démon tout droit surgi de l’enfer. Mais le chevalier noir ne semblait pas avoir l’intention de s’en tenir là : il se précipita sur le roi de tout son élan. Le voyant venir, Arthur se protégea de son bouclier, craignant l’ardeur de la lance, et reçut son adversaire sur le fer de sa propre lance, le frappant en pleine poitrine si violemment qu’il le renversa sur la croupe de son cheval. Le chevalier, qui était un rude combattant, se rétablit sur ses arçons et frappa le roi juste sur la bosse de son bouclier. Le fer brûlant de la lance traversa le bois, puis le haubert, et pénétra dans le bras du roi. Sous la douleur de la blessure et de la brûlure, Arthur fut saisi d’une grande rage. Mais alors, le chevalier noir retira la lance et manifesta une grande joie quand il s’aperçut qu’il avait blessé le roi. Celui-ci, quand il regarda la lance du chevalier noir, fut extrêmement surpris de voir qu’elle ne brûlait plus.
« Seigneur, dit le chevalier noir, je te demande grâce ! Jamais ma lance n’aurait cessé de brûler si elle n’avait pas été plongée dans ton sang ! – Que Dieu me damne ! s’écria le roi. Il n’est pas question que je te fasse grâce, puisque je peux être vainqueur ! » Et, sans plus attendre, le roi piqua des deux et frappa son adversaire en pleine poitrine. Puis il retira sa lance, contempla le chevalier noir qui gisait sur le sol, mort, et, l’abandonnant au milieu de la clairière, il se dirigea vers la barrière.
À ce moment, il entendit un grand vacarme. Une troupe de cavaliers – ils étaient peut-être une vingtaine – débouchèrent de la forêt et se rassemblèrent autour du chevalier qui était étendu. Le roi atteignit la barrière, et il allait la franchir lorsque la jeune fille courut derrière lui en criant : « Seigneur ! pour l’amour de Dieu, retourne sur tes pas et apporte-moi la tête du chevalier qui gît là-bas ! » Arthur se retourna et mesura le péril qui l’attendait s’il se retrouvait au milieu des chevaliers. « Ma parole, dit-il, tu veux ma mort, jeune fille ? – Non, seigneur, répondit-elle. Mais il me serait très utile d’avoir la tête du chevalier que tu as tué. Jusqu’à présent, aucun homme ne m’a refusé ce que je lui demandais. Plaise à Dieu que tu ne sois pas le premier, car tu le regretterais ! – Mais, reprit le roi, j’ai une très grave blessure au bras qui me sert à porter mon bouclier ! – Je le sais bien, dit la jeune fille, mais c’est justement à cause de ta blessure que je te demande la tête du chevalier, car sans elle, tu ne pourrais jamais être guéri ! – C’est bien, dit Arthur, je vais y aller. »
Il regarda vers la clairière et vit que les nouveaux arrivants avaient complètement dépecé le corps du chevalier noir. C’était à qui emporterait un pied, qui un bras, qui une cuisse, qui un poing, avant de partir et de se disperser dans la forêt. Apercevant le dernier qui tenait la tête au bout de sa lance, il se lança à sa poursuite. « Seigneur, dit-il, sur ce que tu as de plus cher, je te demande de bien vouloir me donner la tête que tu emportes au bout de ta lance ! » L’autre s’arrêta et lui répondit : « Je te la donnerai bien volontiers, mais à une condition. – Laquelle ? demanda le roi. – Il faut que tu me dises qui a tué le chevalier dont j’emporte la tête. – Si tu le désires, voici : c’est le roi Arthur qui l’a tué ! – Où est donc ce roi Arthur ? – Cherche-le jusqu’à ce que tu le trouves. Je t’ai dit la vérité, maintenant donne-moi la tête. » L’autre donna la tête à Arthur et, sans plus attendre, celui-ci se dirigea vers la barrière. Il la franchit sans encombre et se trouva ainsi en dehors de la clairière.
Mais le chevalier qui lui avait donné la tête sortit un cor et se mit à en sonner. Au bruit du cor, ses compagnons qui étaient déjà dans la forêt retournèrent sur leurs pas à vive allure. Ils lui demandèrent pourquoi il avait sonné du cor. Il répondit : « C’est parce que ce chevalier vient de me dire que le roi Arthur a tué le chevalier noir. Il faut que nous nous lancions à sa poursuite. – Imbécile ! s’écria l’un des compagnons, c’est le roi Arthur lui-même qui t’a dit cela et à qui tu as donné la tête ! Mais tu sais bien que nous n’avons pas le pouvoir de l’attaquer, ni lui ni quiconque, dès lors qu’il a franchi la barrière. Mais comme tu l’as laissé partir alors qu’il était tout près de nous, tu vas le payer de ta vie ! » Aussitôt, ils se précipitèrent sur lui, le tuèrent et le mirent en pièces. Et chacun d’eux emporta un morceau de son corps, comme ils l’avaient fait avec le chevalier noir.
Cependant, une fois passé la barrière, le roi s’en alla vers la jeune fille qui l’attendait et lui présenta la tête de son adversaire. « Grand merci, seigneur, dit-elle. Tu peux maintenant descendre de cheval. Tu n’as rien à craindre de ce côté-ci de la barrière[28]. » Le roi mit aussitôt pied à terre. La jeune fille reprit : « Maintenant, tu vas ôter ton haubert afin que je panse la blessure que tu as reçue au bras. Il n’y a que moi qui puisse te guérir. » Le roi enleva sa cotte de mailles. Alors, la jeune fille recueillit le sang qui coulait encore de la tête du chevalier, puis en fit un pansement sur la plaie. Elle demanda ensuite au roi de remettre son haubert. « Seigneur, dit-elle encore, tu avais été blessé par ce chevalier noir, et seul le sang de celui-ci pouvait fermer ta plaie[29]. Et c’est parce qu’ils savaient que tu étais blessé que ses compagnons emportaient les membres et la tête de leur compagnon : ils ne voulaient pas que tu sortisses indemne de cette aventure. Non, ne pose pas de questions. Va ton chemin, maintenant que tu as accompli l’épreuve… » Et la jeune fille disparut, laissant le roi à sa perplexité[30].
Après s’être reposé au pied d’un arbre, Arthur, qui ne sentait plus aucune douleur à son bras blessé, remonta sur son cheval et prit le chemin du retour. En arrivant à Kaerlion, la première personne qu’il rencontra fut Merlin. Celui-ci ne lui dit rien et se contenta de ricaner au passage du roi. Furieux, Arthur se précipita à son logis. On lui apprit alors que l’un des chefs bretons, du nom de Drutwas, était venu, en son absence, lui lancer un défi. Ce Drutwas, fils de Tryffyn, était le chef d’une de ces tribus du Nord qui avaient donné tant de soucis à Uther Pendragon à cause de leur indiscipline et de leur prétention à n’agir que dans leur seul intérêt, ce qui avait provoqué bien des conflits meurtriers. Or Drutwas était l’ami d’une femme qu’il avait rencontrée dans une forêt, et qui était une magicienne. Elle était tombée amoureuse de lui et lui avait donné trois oiseaux merveilleux qui avaient la particularité de comprendre le langage des humains et de faire tout ce qu’on leur ordonnait. Drutwas les avait souvent emmenés au combat et s’était servi d’eux comme de précieux auxiliaires. Il suffisait en effet qu’il leur ordonnât de se précipiter contre un ennemi pour que les oiseaux attaquassent l’homme désigné jusqu’à le tuer à coups de griffes et de bec. Aussi l’orgueil de Drutwas ne connaissait-il plus de bornes. Il était venu signifier à Arthur que lui-même, bien que de basse extraction, était aussi capable d’être roi que le fils d’Uther Pendragon. Et il avait conclu son défi en fixant un lieu, un jour et une heure où Arthur et lui se rencontreraient, sans aucun témoin, pour combattre l’un contre l’autre. Si Drutwas était vainqueur, il devrait être reconnu comme roi de toute la Bretagne. Dans le cas contraire, Drutwas rendrait publiquement hommage à son vainqueur.
Arthur ne pouvait pas ne pas relever un tel défi, et il fit savoir à Drutwas qu’il se rendrait, seul, au rendez-vous fixé. Mais Drutwas, qui était plein de ruse et de perversité, avait son plan : au lieu d’aller sur le lieu de la rencontre, il avait décidé d’envoyer ses oiseaux après leur avoir ordonné de tuer le premier homme qui se présenterait. Ainsi était-il certain d’être vainqueur. Or Drutwas avait une sœur, et cette sœur était depuis fort longtemps amoureuse d’Arthur.
Dès qu’elle eut connaissance du piège qu’avait tendu Drutwas au roi, et sans aucunement dévoiler quoi que ce fût, elle envoya un messager vers Arthur pour lui fixer un rendez-vous d’amour en un autre lieu et quelques heures avant la rencontre avec Drutwas. Arthur pensait bien avoir le temps d’honorer les deux engagements. Il se rendit donc d’abord au rendez-vous de la fille, mais celle-ci sut si bien y faire qu’il resta avec elle beaucoup plus de temps que prévu. Et quand, enfin, l’honneur l’y obligeant, il parvint à l’endroit de la rencontre, ce fut pour y découvrir le corps de Drutwas atrocement déchiqueté. Car Drutwas, curieux de savourer son triomphe, était allé voir sur place comment ses oiseaux lui avaient obéi ; et ceux-ci avaient si bien suivi ses ordres qu’ils s’étaient précipités sur lui et l’avaient déchiqueté, puisqu’il était le premier homme à s’être présenté devant eux.
Et, après cet événement, la renommée d’Arthur ne fit que croître[31].
Cependant, le temps approchait où allait naître l’enfant qu’Arthur avait engendré, la nuit où il avait couché avec Anna, la femme du roi Loth, sans savoir qu’elle était fille d’Ygerne, et donc sa propre sœur. Et en dépit des avertissements de Merlin, il était bien décidé à tout mettre en œuvre, sinon pour tuer l’enfant, du moins pour le mettre à l’écart. C’est pourquoi le roi fit rechercher dans tout le royaume les nouveau-nés à cette date approximative, puis ordonna de les lui amener. Les gens du royaume étaient bien loin d’imaginer ce que le roi voulait en faire : ils pensaient qu’Arthur remettait à l’honneur une vieille coutume qui consistait à faire élever les enfants nobles dans une autre famille que la leur[32] et, sans hésiter, ils confièrent leurs fils aux envoyés du roi. Et il y en eut tant que, quelques jours avant la naissance de celui qu’il redoutait si fort, Arthur avait déjà réuni dans une tour plus de cinq cent cinquante enfants dont le plus âgé n’avait pas plus de trois semaines.
Le roi Loth, qui savait que sa femme était enceinte et sur le point d’accoucher, demanda à Arthur ce qu’il entendait faire de tous ces enfants ; mais Arthur se garda bien de lui dire quoi que ce fût. Et lorsque le roi Loth apprit la naissance d’un fils, il le fit baptiser sous le nom de Mordret et dit à la reine : « Femme, j’ai l’intention d’envoyer notre fils au roi, ton frère, comme le font tous les gens du royaume. – J’y consens bien volontiers, répondit-elle, puisque tel est ton désir. » Loth ordonna alors de coucher l’enfant dans un magnifique berceau ; mais, au moment où sa mère l’y plaçait, Mordret se heurta le front et se fit une plaie très profonde dont il conserva la marque toute sa vie. Loth, comme tous ceux qui étaient là, fut très ennuyé de cet incident, mais il ordonna que l’on mît tout de même l’enfant dans le berceau. Ensuite, il fit emmener le berceau sur un navire, avec une petite escorte de femmes dévouées et d’hommes de confiance. Il dit à ceux-ci : « Voici. Prenez la mer vers le roi Arthur et dites-lui que je lui envoie son neveu. » Ils l’assurèrent qu’ils accompliraient leur mission fidèlement et qu’ils transmettraient leur message si Dieu leur donnait d’arriver sans encombre.
Les hommes du roi Loth partirent donc de la cité d’Orcanie[33]. Le vent gonfla les voiles de leur navire qui se trouva bientôt en pleine mer, loin de tout rivage. Ils naviguèrent tout le jour et la nuit suivante. Alors, une terrible tempête s’éleva. Tous, sur le bateau, se mirent à crier : « Ha ! Jésus-Christ ! ne nous laisse pas périr ici ! Aie pitié de nous et de ce petit enfant, ce fils de roi qui n’a jamais commis un seul péché ! »
Ainsi se lamentaient-ils, implorant les saintes et les saints, multipliant les vœux et les actes de contrition. Finalement, chassé par les vents, ballotté par les flots, le navire vint heurter un rocher et se brisa aussitôt en plus de dix morceaux. Tous les passagers périrent, sauf l’enfant. Après le naufrage, son berceau continua de flotter et parvint jusqu’au rivage. Or, un pêcheur, qui était venu dans les parages avec sa barque, remarqua le berceau, vit qu’il y avait un enfant dedans et, très heureux de sa découverte, il recueillit le tout à son bord. Lorsqu’il aperçut les riches vêtements que portait l’enfant, vêtements entièrement faits de soie et d’autres étoffes précieuses, il comprit, avec une joie accrue, qu’il était de haute naissance. Il regagna donc bien vite le rivage, suspendit à son cou le berceau avec le nouveau-né et revint en hâte chez lui par un chemin détourné, sans être vu de personne. Il montra alors à sa femme ce que Dieu leur avait envoyé.
« Quelle heureuse aventure ! s’écria la femme. Dieu l’a voulu ainsi, j’en suis sûre, pour nous venir en aide, car, avec l’argent que nous tirerons de ce berceau, nous pourrons vivre dans l’aisance pour au moins vingt ans ! – Femme, reprit le pêcheur, cet enfant est de toute évidence issu d’une très noble famille. Il faudra donc l’élever le mieux possible, car si c’est la volonté de Dieu que ses parents le retrouvent, ils ne pourront que nous en être reconnaissants et nous y gagnerons beaucoup. Or, il est certain que ses parents remueront ciel et terre pour le retrouver. Aussi, je suis d’avis de le porter tel quel au seigneur de notre pays. S’il apprenait en effet que nous avons trouvé cet enfant et que nous ne le lui avons pas remis, il pourrait bien nous mettre à mort, nous et notre famille. »
La femme se rangea à l’opinion de son mari. Tous deux prirent donc l’enfant Mordret et le portèrent à la forteresse de celui qui régissait tout le pays. Il se nommait Nabor le Noir, et il avait été l’un des premiers à se rallier au roi Arthur quand celui-ci était rejeté par les barons rebelles. Il avait un fils âgé de cinq semaines, qui portait le nom de Sagremor, lequel fut plus tard compagnon de la Table Ronde et que l’on appela Sagremor le Desréé, c’est-à-dire l’Impétueux. Nabor reçut l’enfant avec joie, persuadé, à voir ses riches vêtements, qu’il était issu d’une noble et puissante famille. Il récompensa si largement le pêcheur que celui-ci se tint pour très satisfait et ne regretta jamais son action. Puis Nabor fit élever l’enfant avec son fils Sagremor, se disant que si Dieu les laissait vivre jusqu’à l’âge d’être chevaliers, il les adouberait ensemble.
C’est ainsi que fut sauvé Mordret qu’Arthur cherchait tant à faire périr ou à faire disparaître. Nabor fit soigner la blessure que l’enfant portait sur le front et découvrit, grâce à une lettre déposée dans le berceau, qu’il se nommait Mordret. Mais il n’y avait aucune autre indication et rien qui pût faire découvrir quelle était sa famille.
Cependant, Arthur avait regroupé dans ses tours tous les nouveau-nés du royaume. Lorsque fut passée la date indiquée par Merlin, il finit par se décider à les faire tuer tous. Ainsi périrait nécessairement l’enfant par lequel le royaume devait être anéanti.
Mais, la nuit suivante, alors qu’il dormait, il sembla à Arthur que venait vers lui, porté par quatre bêtes qu’il ne pouvait reconnaître, l’homme le plus grand qu’il eût jamais vu. Et l’homme lui parlait ainsi : « Roi, pourquoi te proposes-tu de commettre un si grand crime, toi qui as décidé de mettre à mort des êtres saints et innocents que n’a pas encore souillés la corruption du monde ? Sans aucun doute, le Créateur du Ciel et de la Terre aurait mieux fait de ne pas t’accorder la grâce dont il t’a comblé, toi qu’il a chargé d’être le guide de ce peuple ! Car tu es devenu un criminel et un impie ! Que t’ont donc fait ces créatures que tu veux mettre à mort ? Sache toutefois que si tu persistes dans ton projet, le Tout-Puissant, qui t’a accordé le pouvoir dont tu es le dépositaire, tirera de toi une vengeance si éclatante que toutes les générations futures en parleront pendant des siècles ! »
Le roi se sentait bien mal en entendant ce discours. Il se voyait regarder l’homme gigantesque, se demandant ce qui allait lui arriver. Mais l’homme continua ainsi : « Je vais te dire ce qu’il faut faire pour éviter de perdre ton âme dans une action infâme. Tu feras mettre les enfants dans un navire. Ce navire sera sans pilote, mais il aura des voiles. Ensuite, tu feras prendre le large au navire, et le vent l’emmènera où il voudra. Si les enfants parviennent à échapper aux périls qui les menacent, ce sera la preuve que Notre Seigneur les aime et qu’Il s’oppose à ce qu’ils soient mis à mort. Et cette preuve doit te suffire, à moins que tu ne sois le plus grand criminel du monde ! » Le roi s’entendit répondre : « Assurément, j’agirai ainsi, car c’est une excellente manière de me venger. – Qui te parle de vengeance ? s’écria l’homme gigantesque. De quoi veux-tu te venger ? C’est pour expier ta faute que tu veux la laver dans le sang des innocents ? Ces enfants ne t’ont rien fait de mal, ni à toi ni à autrui ! C’est seulement le moyen de te laisser faire ce que tu veux, autrement dit d’écarter des enfants parmi lesquels tu crois que se trouve celui qui s’opposera à toi dans les derniers jours de ton règne. Tu penses ainsi empêcher la destruction de ton royaume ? Mais c’est impossible, et cette destruction se produira comme te l’a affirmé le fils du diable ! »
Arthur se réveilla alors en sursaut, couvert de sueur, persuadé d’avoir devant lui l’homme gigantesque qui lui avait parlé. Il comprit qu’il venait de rêver ; mais les images et les paroles qu’il avait vues et entendues provoquaient une grande angoisse dans son esprit. Il se signa et se recommanda à Dieu. Puis, le matin, il fit équiper un grand navire sans expliquer ce qu’il comptait en faire. Et, à la tombée de la nuit, il donna l’ordre de prendre tous les enfants qui étaient enfermés dans ses tours – ils étaient sept cent douze – et de les placer dans le navire. Enfin, il fit hisser les voiles, et aussitôt le vent emporta le navire en haute mer.
Or, après avoir erré toute la nuit, le navire se trouva, le lendemain matin, en face d’une forteresse qui appartenait à un roi qui était resté longtemps païen, mais qui, devenu chrétien, manifestait un grand amour pour Notre Seigneur. Sa femme venait de lui donner un fils qu’il avait appelé Acanor, mais qui, par la suite, quand il devint compagnon de la Table Ronde, reçut le nom de Laid Hardi à cause de sa laideur, de son teint basané et de son courage à toute épreuve. Et le matin où le navire qui portait les enfants parut devant sa forteresse, le roi, qu’on nommait Oriant, venait de sortir pour se promener sur le port en compagnie de quelques-uns de ses serviteurs. Quand il vit le navire, il dit à ceux qui l’entouraient : « Allons voir ce qu’il y a dans ce navire qui semble venir de très loin. »
Tous se hâtèrent en direction du navire qui venait de s’échouer dans le port. Ils montèrent à bord et se signèrent quand ils découvrirent qu’il n’y avait que des enfants. « Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? disait le roi Oriant. Qui donc a bien pu en réunir un si grand nombre et les envoyer ainsi sur ce navire sans pilote ? » Alors l’un de ses familiers prit la parole et dit : « Je crois comprendre. Je me suis trouvé, il y a peu de temps, dans le royaume du roi Arthur, et j’ai vu, avant d’en repartir, que le roi faisait rassembler tous les enfants du royaume dès le jour de leur naissance, et qu’il les enfermait dans des tours. Mais personne ne savait pourquoi il agissait ainsi. Je pense que les seigneurs de Bretagne les lui ont ainsi livrés parce que, peut-être, ces enfants devaient causer quelque catastrophe. Et c’est pour ne pas les voir mourir sous ses yeux que le roi a dû ordonner de les placer dans un navire sans pilote. Ainsi s’en remettait-il à Notre Seigneur. Mais, de toute façon, le roi devait vouloir qu’ils périssent pour les avoir ainsi envoyés en pleine mer, sans le secours d’aucun pilote ! – Ce que tu dis me paraît juste et avisé, répondit le roi Oriant. Voyons donc ce que nous pouvons faire de ces enfants. Puisque Dieu nous les a envoyés, c’est à nous de les prendre en charge. Mais il faut que nous soyons très prudents, car si le roi Arthur apprenait qu’ils sont ici, il pourrait fort bien s’en irriter et nous chercher querelle. – C’est simple, reprit celui qui avait parlé avec sagesse. Voici ce que tu peux faire : donne un équipage à ce navire et fais conduire les enfants dans un lieu où personne ne pourra les trouver, le roi Arthur pas plus que quiconque, dans une île, par exemple. Ainsi, le roi Arthur n’en entendra jamais plus parler, mais les enfants seront sauvés. »
Ainsi fit le roi Oriant. Il envoya les enfants dans l’une de ses demeures qui se trouvait dans une île, avec autant de nourrices qu’il en fallait, et des hommes de confiance pour veiller sur leur sécurité. Puis il leur fit construire une magnifique forteresse qu’on appelle depuis le Château des Jeunes.
Mais quand les barons de Bretagne apprirent ce que le roi avait fait de leurs enfants, ils entrèrent dans une violente colère, puis tombèrent dans un profond accablement. Ils firent chercher Merlin et, quand le devin fut parmi eux, ils lui dirent : « Merlin, que devons-nous faire devant un tel crime ? Jamais aucun roi de ce monde n’en a commis de pareil ! – Seigneurs, répondit Merlin, ne vous emportez pas ainsi et quittez votre chagrin ! Le roi a agi de la sorte pour le bien commun et pour sauver le royaume. Sachez en effet qu’est né en ce mois, dans ce pays même, un enfant dont les agissements et les intrigues provoqueront la destruction du royaume et la mort de tous ceux qui le défendront. Ce royaume restera donc orphelin et privé de tout bon roi et de tout bon baron. C’est parce qu’il a voulu éviter que cette catastrophe ne se produisît de son vivant que le roi a agi ainsi avec les enfants. – Mais, dirent encore les barons, peux-tu nous dire ce qu’il est advenu de nos enfants ? – Assurément, répondit Merlin. Je peux vous affirmer que tous vos enfants sont sains et saufs et qu’ils ont tous échappé à la mort, car Notre Seigneur ne voulait pas qu’ils périssent. Ils sont actuellement en grande sûreté et je sais que vous les reverrez avant dix ans, en parfaite santé et prêts à servir notre royaume. » Réconfortés par ce que leur disait Merlin, les barons s’apaisèrent, car ils ajoutaient entièrement foi aux paroles du devin. Ils déclarèrent alors qu’ils pardonnaient au roi et qu’ils ne lui tiendraient plus rigueur de leur avoir enlevé leurs enfants. C’est ainsi que Merlin réconcilia le roi Arthur et ses barons, sans quoi il y aurait eu de grands troubles dans le royaume[34].
Car Arthur, tout roi consacré et reconnu qu’il était, avait bien du mal à maintenir l’harmonie entre les hommes qui l’entouraient. C’étaient certes de bons chevaliers, de braves guerriers, mais leur fougue et leur susceptibilité étaient parfois la cause de bien des querelles, certaines d’entre elles se terminant tragiquement. C’est ainsi qu’un homme du nom de Ligessoc, qui s’était souvent distingué dans les combats par son courage et son habileté, avait eu une violente dispute avec un des familiers du roi et l’avait tué. Furieux, Arthur voulait qu’on fît justice du meurtrier. Mais Ligessoc s’était enfui et était allé chercher refuge au monastère de Llancarfan, dont l’abbé était alors le sage Cadoc, un homme d’une grande bonté et qui savait défendre les prérogatives des clercs face aux prétentions des barons. Cadoc, au nom du droit d’asile, donna la permission à Ligessoc de s’établir dans le monastère pour une durée de sept ans. Arthur en fut averti, mais, tout assoiffé de vengeance qu’il était, il ne pouvait rien faire : s’il s’était emparé de Ligessoc par la force, il aurait commis un sacrilège, puisque celui qu’il poursuivait se trouvait dans un endroit sacré.
Alors le roi prit avec lui quelques-uns de ses chevaliers et, remontant le long du fleuve Wysg, il s’approcha de Llancarfan. Là, il envoya des messagers vers Cadoc pour demander à celui-ci de venir lui parler. Cadoc, accompagné de ses moines, se rendit à cette entrevue, mais sur l’autre rive du fleuve, où il demeura prudemment, car il n’avait aucune confiance en Arthur. Le roi lui demanda de lui livrer Ligessoc, ou du moins, puisque Cadoc paraissait cautionner le fugitif, de lui fournir lui-même une compensation pour la perte du serviteur que Ligessoc avait tué.
Cadoc lui répondit : « Il m’est impossible de te remettre Ligessoc, car il s’est placé sous la protection de Notre Seigneur, et je l’ai autorisé à demeurer dans le monastère pour une durée de sept ans. Je serais un parjure si je revenais sur une telle décision. – Eh bien, dit Arthur, donne-moi au moins une compensation. » Le moine dit alors : « Je suis prêt à te donner cette compensation. Que réclames-tu ? » Arthur réfléchit un moment, puis il s’écria qu’il voulait un troupeau de vaches. Mais il exigeait que ces vaches fussent à moitié rousses et à moitié blanches. « Tu les auras bientôt », répondit Cadoc.
Il se retira avec ses moines. Quelque temps après, il revint, poussant devant lui un magnifique troupeau de vaches telles qu’Arthur les avait réclamées, à moitié rousses et à moitié blanches. Arthur se dit qu’il n’y perdait pas au change, car ce troupeau valait une belle fortune. Les moines poussèrent les vaches sur le gué. Les compagnons d’Arthur se hâtèrent pour en prendre possession : ils s’avancèrent dans l’eau à la rencontre du troupeau, mais lorsqu’ils voulurent se saisir des bêtes, ils n’eurent plus entre leurs mains que des touffes de fougères. Arthur entra dans une grande colère et invectiva Cadoc : « Tu m’as trompé ! cria-t-il à l’intention de Cadoc. – Pas du tout, répliqua l’abbé. Tu m’as demandé un troupeau de vaches à moitié rousses et à moitié blanches : je te l’ai amené, comme chacun peut ici en témoigner. Ce n’est pas ma faute si tes hommes, par je ne sais quelle magie, ont transformé tes vaches en touffes de fougères. » Et Cadoc se retira dignement avec ses moines. Arthur, de plus en plus furieux, était prêt à franchir le gué, mais Merlin, qui s’était approché, et qui riait de tout son cœur de cette aventure, lui dit : « Arthur ! tu as la fougue de la jeunesse, et c’est très bien ! Mais il n’est pas bon de se laisser aller à la colère sans reconnaître ses torts ! Cadoc a voulu te donner une leçon : il t’a signifié que le pouvoir du roi s’arrêtait à la porte de la maison de Dieu. Je souhaite que tu t’en souviennes tant que tu seras le souverain maître de ce royaume. Et la seule chose que tu puisses faire à présent, c’est d’accepter les limites de ton pouvoir. » La voix de Merlin était pressante, impérative, et Arthur comprit bien que le devin, qu’on disait pourtant fils du diable, ne supporterait pas qu’on pût nier la compassion divine à l’égard d’un pécheur quel qu’il fût. Il se calma instantanément, et il envoya même un messager pour dire à Cadoc qu’il confirmait que Ligessoc serait en sécurité dans le monastère de Llancarfan pour une durée de sept ans et sept jours[35].
Cependant, Arthur avait bien d’autres préoccupations. Peu de temps auparavant, l’un de ses compagnons, Gweir, fils de Gweiryœdd, avait été envoyé en mission en Irlande pour assurer les rois de cette île des bonnes intentions d’Arthur à leur égard. Or Gweir, pendant son voyage vers l’Irlande, s’était arrêté dans une île sur laquelle on racontait bien des choses incroyables, en particulier à propos d’un chaudron qui cuisait une nourriture inépuisable. Or Gweir n’était pas revenu, et Arthur décida qu’il irait lui-même à sa recherche. Aussi embarqua-t-il ses hommes sur son navire, et, quelques jours plus tard, ils abordèrent tous dans une île perdue en pleine mer. Sur cette île se dressait une forteresse d’aspect redoutable et dont les quatre côtés semblaient défier les horizons. Aussi l’appelait-on Kaer Pedryfan, c’est-à-dire la « Cité quadrangulaire ». Mais d’autres disent qu’elle se nommait Kaer Sidhi, la « Cité de la Paix ».
Arthur et ses hommes eurent beaucoup de mal à franchir les murailles de cette forteresse. Mais, quand ils furent à l’intérieur, ils découvrirent le malheureux Gweir, qui était enchaîné dans une sombre prison et qui gémissait tristement sur son sort. Jamais personne n’avait pu pénétrer, avant lui, dans cette étrange cité dont le maître était un certain Penn Annwfn, que certains appelaient aussi Diwrnach le Gaël, et d’autres Pwyll, l’époux de la cavalière Rhiannon, qui rôdait parfois la nuit dans toute l’île de Bretagne pour attirer ceux qui ne dormaient pas dans une chasse fantastique. Ce Penn Annwfn possédait en effet un chaudron extraordinaire qui avait cette vertu : lorsqu’on se penchait sur lui et qu’on en respirait les vapeurs qui en émanaient, on connaissait toutes les choses secrètes et cachées. Le barde Taliesin, qui accompagnait Arthur dans cette expédition, en fit l’expérience, après quoi il se mit à chanter d’étranges complaintes sur la création du monde, sur la puissance des arbres et des végétaux, sur la position des étoiles dans le firmament. Ce chaudron avait aussi une autre vertu, non moins extraordinaire : il pouvait rassasier de nombreuses compagnies sans qu’on y remît quelque chose à bouillir, car son contenu était inépuisable. Mais si un homme lâche essayait d’y puiser une part de nourriture, si minime fût-elle, il n’y trouvait rien d’autre que du vide et sa faim demeurait insatisfaite.
Ce chaudron était gardé et surveillé en permanence par neuf jeunes filles d’une grande beauté : elles avaient pour fonction de ne jamais laisser s’éteindre le feu qui brûlait au-dessous. Elles étaient neuf sœurs. On ne savait pas qui elles étaient, ni d’où elles venaient, mais il y avait dans cette forteresse une femme qui les surpassait en beauté et en sagesse et qui était leur maîtresse toute-puissante : on lui donnait le nom de Modron. Elle connaissait la plupart des secrets de la nature et savait parfaitement transformer son propre aspect et celui des êtres et des choses. On prétendait même qu’elle avait le pouvoir de se transformer en oiseau et de parcourir le monde pour y pénétrer les cœurs et les consciences.
Ayant donc réussi à pénétrer dans la forteresse et à délivrer le malheureux Gweir, Arthur et ses compagnons se trouvèrent alors en présence de Penn Annwfn. Celui-ci, reconnaissant la hardiesse et la valeur des survenants, se mit en devoir de les accueillir du mieux qu’il pût. Il leur fit servir un festin magnifique au cours duquel on leur donna à boire un vin brillant contenu dans un vase que portait une jeune fille magnifique au milieu d’un étrange cortège dont tous les participants étaient revêtus de soieries multicolores de très grand prix[36]. Mais lorsqu’ils eurent suffisamment mangé et bu, Arthur demanda à son hôte de bien vouloir lui céder, moyennant des compensations, le chaudron merveilleux qui excitait tant sa convoitise[37]. Mais Penn Annwfn refusa tout net, disant qu’il ne pouvait pas se défaire de ce chaudron sans l’avis ou l’invitation d’Odgar, le roi d’Irlande, son ami et son allié. Sur ce refus, Bedwyr se leva et, sans dire un mot, se saisit du chaudron et le mit sur les épaules d’Hygwydd, serviteur d’Arthur, dont la fonction était de porter le chaudron du roi et d’allumer le feu dessous pour rassasier les hôtes qui se présentaient à la cour.
Ce geste provoqua une bataille impitoyable entre les gens d’Arthur et ceux de Penn Annwfn. Celui-ci fut tué, et tous ses serviteurs avec lui, mais Modron et les neuf filles qui gardaient le chaudron furent épargnées. C’est alors que débarquèrent les gens d’Irlande, sous la conduite de leur roi Odgar, qui était l’allié de Penn Annwfn, et qui venait le venger. Ils envahirent l’île et combattirent durement les hommes d’Arthur. Ceux-ci se trouvèrent en très mauvaise posture, car ils étaient bien inférieurs en nombre. Arthur avait beau se défendre avec Excalibur, il voyait ses compagnons succomber autour de lui. Tous avaient péri, sauf sept, et c’est Modron qui leur indiqua le moyen de s’enfuir par un passage secret, ce qui leur permit de regagner leur navire. Mais en compensation, Modron demanda à Arthur qu’il s’engageât à délivrer son fils Mabon, qui lui avait été enlevé la troisième nuit de sa naissance. Personne ne savait par qui il avait été enlevé, ni où il se trouvait. Néanmoins, Arthur fit le serment que, quoi qu’il pût arriver et quand le moment serait venu, il ferait en sorte de délivrer Mabon de sa prison.
C’est ainsi qu’Arthur et les siens purent échapper au massacre. Mais alors qu’ils étaient venus très nombreux sur le navire d’Arthur, ils ne furent que sept à revenir de cette expédition lointaine, parmi lesquels Bedwyr, Kaï, Gweir et le barde Taliesin. Ce dernier, sur le navire qui les ramenait en Bretagne, composa une lamentation sur le sort de leurs malheureux compagnons : « Trois fois plein son navire, nous partîmes avec Arthur, en cette noble entreprise ! Sauf sept, personne ne revint de la citadelle des hauteurs[38] … »
Comme le navire fendait rapidement les vagues à travers la profonde mer parcourue par des vaisseaux trop nombreux pour être comptés, vers la minuit, Arthur tomba dans un lourd sommeil. Et, pendant ce sommeil, il vit un ours qui volait à travers les airs. Aux grognements de l’ours, tous les rivages tremblaient. Arthur aperçut aussi un terrifiant dragon qui semblait venir des régions où le soleil se couche. Ce dragon était hideux, et il illuminait l’horizon par la clarté intense qui émanait de ses yeux. Le dragon allait à la rencontre de l’ours, et quand les deux monstres furent en présence, il y eut un combat fantastique. Le dragon attaqua l’ours plusieurs fois, le brûlant de son haleine embrasée, mais l’ours résistait avec l’énergie du désespoir. Finalement, le dragon, ayant eu raison de son adversaire, jeta son corps brûlé et écorché sur le sol. Arthur s’éveilla alors, très impressionné par le songe qu’il venait de faire. Il le décrivit à ses compagnons, regrettant que Merlin ne fût pas là pour le lui expliquer. Ils l’interprétèrent en disant que le dragon était lui-même et que l’ours était quelque géant qu’il aurait certainement à combattre dans les jours qui viendraient[39]. Mais Arthur n’en était pas plus rassuré.
Le matin, ils abordèrent pour faire provision d’eau douce. Ils se trouvaient sur le rivage de la Bretagne armorique, et l’on vint dire à Arthur, de la part du roi Hoël, qu’un géant avait enlevé la nièce de celui-ci, qui avait pour nom Élen, des mains de ceux qui la gardaient, et qu’il l’avait emmenée avec lui au sommet de cette butte qui est maintenant le Mont-Saint-Michel. De nombreux chevaliers de cette région avaient poursuivi le géant et tenté de lui reprendre la malheureuse Élen, mais ils avaient dû avouer leur impuissance devant la force surhumaine de leur adversaire. Qu’on l’attaquât par mer ou par terre, cela lui importait peu, car il brisait les navires en lançant dessus des arbres énormes, ou bien il tuait les hommes qui s’approchaient en leur jetant des blocs de rocher, ceux que l’on aperçoit parfois dans les marais de Dol et sur les bords de la Rance. Il en avait même capturé quelques-uns et les avait dévorés encore vivants.
Arthur, se souvenant de son rêve de la nuit, répondit à l’envoyé du roi Hoël qu’il tenterait l’impossible pour venir à bout de ce géant et sauver la jeune Élen. Et, le soir, accompagné seulement de Kaï et de Bedwyr, il quitta son navire et se dirigea vers le Mont. Quand ils arrivèrent à proximité immédiate[40], ils virent un feu qui brillait intensément sur le sommet, et un deuxième feu qui brûlait sur un sommet plus éloigné et plus petit[41]. Le roi invita Bedwyr à se diriger par bateau vers le deuxième feu. Il ne l’aurait pas atteint autrement, car le roc se trouvait en pleine mer. Bedwyr aborda la petite île et commençait à grimper vers le sommet lorsqu’il entendit les lamentations d’une femme, juste au-dessus de lui. Cela le terrifia d’abord, car il craignait que le monstre ne se trouvât là. Mais son courage lui revint très vite. Il poursuivit son ascension et aperçut une vieille femme qui pleurait. Elle se retourna à son approche, s’arrêta de pleurer et lui dit : « Malheureux ! quelle mauvaise fortune t’a amené en cet endroit ? Cette nuit même, un énorme monstre détruira la fleur de ta jeunesse ! Le plus odieux et le plus impitoyable de tous les géants va venir jusqu’ici. Maudit soit son nom ! Il a enlevé la nièce du roi Hoël, la tendre et jeune Élen. Il l’a emmenée jusqu’à cette montagne et l’a retenue prisonnière pendant de longs mois, attendant avec rage le moment où il pourrait abuser d’elle. Et, moi qui suis sa nourrice, il m’a enlevée également et conduite ici pour m’occuper d’elle. Hélas ! quel triste destin est le nôtre ! Je viens juste d’enterrer ici même la jeune fille qui m’avait été confiée et que j’aimais comme si j’avais été sa mère. Quand l’abominable géant est venu hier soir, rempli de toute la rage de son désir, il s’est précipité sur elle, mais quand il l’a prise entre ses bras, la peur a envahi sa chaste poitrine et elle n’a pas pu s’empêcher de rendre une vie qui s’annonçait pourtant si riche de promesses. Alors, comme le géant n’avait pas pu satisfaire sa lubricité sur cette enfant qui était la sœur de mon âme, la joie et le bonheur de ma vie, il s’est jeté sur moi, dans la folie de son bestial désir, et il m’a violée. Hélas ! Fuis, cher seigneur, fuis pendant qu’il en est encore temps, et que Dieu te protège ! »
Bedwyr fut tout ému des paroles de la vieille femme. Il lui parla doucement en essayant de la réconforter ; puis il partit pour aller rendre compte à Arthur de sa mission. Le roi dit qu’il considérerait comme un honneur d’aller seul combattre ce géant, et il ordonna à Kaï et à Bedwyr de demeurer au bas du Mont tandis que lui-même irait silencieusement jusqu’au sommet pour surprendre le monstre.
Quand il fut parvenu là-haut, Arthur vit un spectacle qui lui fit craindre le pire. En effet, le géant se tenait près du feu qu’il avait allumé. Son visage était tout couvert du sang d’un grand nombre de cochons qu’il avait mangés en partie et dont les os jonchaient le sol. D’autres morceaux étaient en train de rôtir sur le feu. Mais Arthur fit un geste maladroit et une pierre roula sur la pente. Aussitôt, le géant se retourna et aperçut le roi. Il bondit sur sa massue et la brandit à bout de bras d’un air terrifiant. Arthur recula, leva son épée et, en se protégeant de son bouclier, s’efforça de faire lâcher son arme au géant. Il y parvint, et la massue heurta le sol avec un bruit sourd. Mais le géant ne fut pas pris au dépourvu. Il se précipita sur Arthur, tel un sanglier qui bondit sur sa proie, la défense en avant, le visage ruisselant de sang, poussant des cris affreux. Il saisit Arthur par le milieu du corps, le forçant à s’agenouiller. Arthur rassembla toutes ses forces et, avec beaucoup d’agilité, il réussit à se glisser hors de l’étreinte du géant. Et, se redressant, rapide comme l’éclair, il frappa le géant trois fois avec son épée sur la tête, juste à l’endroit où la cervelle était protégée par le crâne. La créature démoniaque poussa un terrible rugissement et s’abattit sur le sol dans un fracas épouvantable, comme lorsqu’un chêne est déraciné par la tempête.
Quand ils entendirent le bruit, Bedwyr et Kaï grimpèrent en hâte sur le sommet du Mont. Là, ils virent le corps immobile du géant et le roi Arthur qui, assis sur un rocher, son épée Excalibur encore toute sanglante à la main, reprenait sa respiration. Arthur leur demanda de couper la tête du monstre et de l’envoyer au roi Hoël. Celui-ci, lorsqu’il apprit la nouvelle, et bien qu’il fût chagriné par la mort tragique de sa nièce, félicita grandement Arthur d’avoir pu vaincre celui qui avait terrorisé le pays et tué tant de braves et honnêtes chevaliers. Puis il fit construire une chapelle sur le lieu même où était enterrée la malheureuse Élen, sur la butte qui, depuis, porte le nom de Tombelaine[42].
Au même moment, on vint dire au roi Arthur qu’un autre monstre désolait le pays de Bretagne armorique. C’était une bête étrange et merveilleuse qui avait une tête humaine, un corps de serpent et une queue de poisson. Il s’était creusé, au pied d’une falaise, non loin du rivage qu’on appelle aujourd’hui la Lieue de Grève, un trou profond, une caverne mystérieuse qui, disait-on, communiquait avec l’enfer. Dès que le soleil se levait dans le ciel, ce dragon sortait de son antre, rampait sur le sable et soufflait sur le paysage environnant une haleine de flammes et de fumées qui répandait au loin une insupportable odeur de soufre.
Tous les ans, à la veille de Noël, il réclamait une proie humaine, et non pas la première venue : il fallait en effet qu’elle fût de sang royal. On la lui apportait à la tombée de la nuit, au pied du contrefort isolé qui dominait la grève, à mi-chemin entre les paroisses de Saint-Michel et de Plestin, et qui porte, depuis ce temps-là, le nom sinistre de Roc’h al Laz, c’est-à-dire de Rocher du Meurtre. On était également tenu de lui livrer les corps de tous les enfants morts avant d’avoir reçu le baptême.
Arthur décida qu’il tenterait de vaincre le monstre, et il entraîna ses hommes avec lui pour aller sur le rivage de Plestin. Mais, vingt fois, lui et ses compagnons durent s’enfuir en toute hâte, au triple galop de leurs montures, devant les flammes infernales que projetait le dragon dans sa fureur destructrice. Or, à cette époque, dans la région, vivait un ermite qui portait le nom d’Efflam. C’était le cousin germain du roi Arthur. Un jour, Arthur rencontra Efflam et fut tout heureux de le voir. Il lui mit ses bras autour du cou et lui montra abondamment les marques de son estime et de son affection. Puis il dit à l’ermite : « Mon cousin, ce que ni mes hommes ni moi n’avons pu accomplir, je suis sûr que tu le pourras, car tu es un homme de Dieu. Je t’en prie, délivre les habitants de ce pays du dragon qui est cause de tant de ravages. – C’est bien, répondit Efflam. Conduis-moi à l’endroit où il se cache. »
Quand ils arrivèrent sur la Lieue de Grève, ils s’aperçurent que l’antre du dragon était vide. Le monstre avait flairé la venue du saint ermite et s’était réfugié dans un autre trou qu’on appelle maintenant Chapel Kornik. « Il s’agit de le faire sortir de là », dit Efflam. Et, après avoir réfléchi un moment, il dit à l’un des hommes qui accompagnaient Arthur : « Dépouille-toi de tes vêtements et donne-les-moi. » L’autre obéit. Alors Efflam déchira les habits en mille morceaux. Puis il cria devant l’entrée du trou : « Ohé, serpent ! si vraiment tu es sorcier, fais-moi un vêtement neuf avec ces haillons ! » Ce défi piqua au vif le dragon. Il mit immédiatement le nez dehors, souffla sur les morceaux d’étoffe et en fit un habit tout neuf.
Mais, pendant ce temps, Efflam avait tracé une immense croix dans l’air au-dessus du dragon. « Maintenant, dit-il au monstre, par le Dieu tout-puissant, tu m’appartiens. – C’est vrai, répondit le dragon. Je me suis laissé prendre au piège, mais tu n’en as pas encore fini avec moi. » Il fallut en effet qu’Efflam, Arthur et tous ses compagnons se missent ensemble pour traîner le monstre depuis Roc’h Serf jusqu’à Roc’h Du. Un bourrelet de sable qui relie encore ces deux points marque le trajet qu’on lui fit suivre. Arthur et ses hommes, les bras rompus, la gorge en feu, déclarèrent qu’ils étaient à bout de forces et que, s’ils ne trouvaient pas immédiatement de quoi se désaltérer, ils allaient périr de soif.
C’est alors qu’Efflam fit jaillir de la grève, au bas de son oratoire, une source claire et abondante. Arthur et les siens burent de cette eau avec délices, et une vigueur nouvelle anima leurs membres. Ils se remirent à la tâche et tirèrent sans effort le monstre jusqu’à la Roche Noire. Là, Efflam mit son étole au cou du dragon et prononça les paroles qui convenaient pour chasser les esprits démoniaques qui étaient en lui. Enfin, pour plus de sûreté, on enchaîna la bête et on l’ensevelit sous le sable. Et Arthur, après avoir rendu grâce à Dieu et remercié son cousin, le pieux Efflam, remonta sur son navire avec ses compagnons. Ils levèrent l’ancre et se dirigèrent vers leur pays[43].
De retour dans sa forteresse de Kaerlion sur Wysg, Arthur demanda un jour à Merlin : « Que dois-je faire à propos de cette Table Ronde que mon père, le roi Uther, a instituée sur tes conseils ? La plupart de ceux qui y avaient été admis ont maintenant disparu, et ce qu’il en reste est à la cour du roi Léodagan. Il me semble que pour honorer la mémoire de mon père, et pour donner au royaume un grand éclat, il serait bon de reconstituer cette Table Ronde et de réunir ici tous ceux qui sont dignes d’y prendre place. – Il n’en est pas encore temps, répondit Merlin. Les barons de ce royaume sont encore trop préoccupés par leurs intérêts pour devenir de bons compagnons. Laisse faire les choses, roi Arthur : ce sont les événements qui détermineront le moment où tu pourras de nouveau les réunir. »
Arthur fut attristé de la réponse de Merlin. Il pensait en effet que sa renommée était suffisante pour qu’il pût grouper autour de lui les meilleurs chevaliers du monde. Et pour fuir sa mélancolie, il s’en alla chasser tout seul dans les forêts qui avoisinaient Kaerlion. Il y avait beaucoup de gibier dans ces forêts, et Arthur s’était lancé à la poursuite d’un grand cerf qui semblait le narguer et qui disparaissait sans cesse dans les fourrés chaque fois qu’il était sur le point de le rejoindre. Il erra ainsi pendant de longues heures et se retrouva dans un endroit qu’il ne connaissait pas, près d’une rivière qui serpentait au creux d’une vallée. Et comme il se sentait fatigué, il s’arrêta, descendit de son cheval et s’assit au pied d’un arbre.
Il commençait à somnoler doucement lorsqu’un bruit lui fit relever la tête. Il vit alors un homme étrange, de forte corpulence, vêtu d’une tunique grossière faite en peaux de bêtes, avec des cheveux hirsutes et une barbe abondante, et qui portait une massue. L’homme vint vers lui, l’air menaçant, et dit : « Roi Arthur, me reconnais-tu ? – Non, répondit Arthur. – C’est dommage, reprit l’autre, car cela me prouve l’ingratitude et le peu de mémoire des rois. – Comment cela ? demanda Arthur. – J’ai combattu à tes côtés lorsque tu es allé porter secours au roi Léodagan contre Claudas de la Terre Déserte. J’ai été parmi ceux que tu conduisais contre les Saxons à Mont-Badon, et je t’ai fidèlement servi. Mais au lieu de me récompenser, tu as disposé du domaine dont j’avais hérité pour le donner à d’autres qui avaient ta faveur. – Je ne m’en souviens pas, dit Arthur. – C’est bien ce que je te reproche. Aussi, aujourd’hui, puisque tu es à ma merci, je vais accomplir ma vengeance, et mon honneur sera sauf. » Et l’homme leva sa massue au bout de son bras noueux. Arthur se leva précipitamment, mais il n’avait pas son épée Excalibur, n’ayant apporté que des javelots pour la chasse.
« Attends ! s’écria le roi. Je peux t’accorder des compensations ! – Ah oui, reprit l’homme à la massue avec ironie, et tu dépouilleras un autre pour me donner ses terres ! Apprends que je n’ai nul besoin qu’on me donne des terres, car je les possède toutes. Ne suis-je pas libre en effet dans cette forêt ? Ne suis-je pas chez moi partout ? N’ai-je pas la possession de tous les animaux qui la peuplent ? Mais puisque tu es disposé à m’offrir des compensations, je vais te faire une honnête proposition : je te laisse la vie si tu réponds à la question que je te poserai. Et je te laisserai même des délais pour y répondre. – Quelle question ? demanda le roi. – Voici : qu’est-ce que les femmes aiment par-dessus tout ? Je veux ta réponse ici même dans un an jour pour jour, et tu vas jurer sur ton honneur d’y revenir au jour dit. »
Arthur comprenait qu’il n’avait pas le choix pour se sortir de cette situation. L’homme à la massue était redoutable, et lui-même était désarmé. Il fit donc le serment de revenir au même endroit dans un an jour pour jour. Alors l’homme à la massue le laissa et disparut dans la forêt.
La première chose que fit Arthur, dès qu’il fut de retour à Kaerlion, ce fut de demander à Merlin quelle était la bonne réponse à cette question. Mais Merlin se mit à rire et dit : « Ce n’est pas à moi qu’on a posé la question, mais à toi. Ne compte donc pas sur moi pour te donner la réponse, si tant est d’ailleurs qu’il y en ait une seule et unique. » Arthur n’insista pas mais, tout au long de l’année, il interrogea les uns et les autres. Or, chaque fois, les réponses étaient différentes. Et, au fur et à mesure que les jours passaient, le roi était de plus en plus angoissé, se demandant quelle était la réponse qui satisferait l’homme à la massue.
Au jour dit, au bout de l’année, le roi Arthur reprit le chemin de la forêt et se dirigea vers la vallée où il avait rendez-vous. Il était triste et pensif. C’est alors que surgit des fourrés une femme d’une laideur monstrueuse : ses membres étaient tordus, ses cheveux étaient crépus, son visage disgracieux, couvert de pustules, ses vêtements sales et dépenaillés. La femme vint vers lui : « Arrête-toi, dit-elle. Je connais ton problème, je sais que tu dois donner une réponse à une question et que de cette réponse dépend ta vie. Mais je sais aussi que toutes les réponses que tu as recueillies pendant cette année sont mauvaises. Il n’y a que moi à connaître la vraie réponse, celle qui pourra épargner ta vie. – C’est bien, dit Arthur. Dis-la-moi et tu peux être sûre que je te récompenserai largement. – J’y compte bien, dit la femme. Je te dévoilerai la réponse si tu jures de m’emmener avec toi à Kaerlion et de faire de moi ta concubine au vu et au su de tout le monde. » Arthur demeura pétrifié. Il regardait la femme : elle était si horrible qu’il se demandait s’il fallait accepter une telle proposition. Certes, si tout devait se passer sans témoins, Arthur se sentait prêt à tenter l’épreuve ; mais il lui semblait impossible de présenter à ses barons et à ses familiers un tel monstre. Que dirait-on de lui et quels commentaires n’irait-on point faire ? Mais, d’un autre côté, il fallait bien qu’il prît une décision pour se débarrasser de l’homme à la massue. Il finit par accepter. « Jure-le », dit la femme. Et Arthur fit le serment d’emmener la femme à Kaerlion et d’en faire sa concubine au vu et au su de tout le monde. « Fort bien, dit-elle alors. Voici la réponse que tu devras donner : ce que les femmes aiment par-dessus tout, c’est la Souveraineté. Dis-le à ton ennemi et il maudira celle qui t’a si bien instruit ! »
Arthur quitta la femme et se dirigea vers l’endroit où il devait rencontrer l’homme à la massue. Lorsque celui-ci se présenta, Arthur commença par lui donner les réponses qu’il avait recueillies tout au long de l’année ; mais chaque fois, l’homme secouait la tête et disait « non ». Enfin, Arthur dit : « C’est la Souveraineté. » L’homme à la massue devint furieux et s’écria : « Malédiction ! C’est ma propre sœur qui t’a révélé cela ! Je voudrais la voir brûler dans un feu ! » Mais comme Arthur avait donné la bonne réponse, l’homme à la massue le laissa aller et lui-même disparut dans la forêt en poussant d’horribles imprécations contre sa sœur.
Comme Arthur s’en retournait vers Kaerlion, la hideuse femme le rattrapa et lui rappela sa promesse. « C’est bien, dit Arthur en soupirant. Viens avec moi. » Et il l’emmena dans sa forteresse, ordonnant qu’on fît les préparatifs d’un grand festin et présentant la femme comme celle qui allait partager sa vie. Quelle ne fut pas la stupeur des compagnons d’Arthur lorsqu’ils virent que le choix du roi s’était porté sur une femme aussi laide ! Mais ils ne dirent rien, se contentant d’assister au festin. Cependant, ils se gardèrent bien d’adresser des félicitations à Arthur. Quant à Merlin, il se contentait de sourire tout en fuyant le roi chaque fois que celui-ci s’approchait de lui, vraisemblablement pour lui demander son aide.
Quand la nuit se fut avancée et qu’il fut l’heure d’aller se coucher, la compagnie se dispersa, et Arthur ne manifestait aucune hâte pour aller partager sa chambre avec la femme. Mais comme il avait fait un serment, il ne pouvait agir autrement. Dès que tous deux furent au lit, le roi se tourna de côté et fit semblant de dormir. La femme lui dit : « Donne-moi au moins un baiser, par simple courtoisie. » Arthur se pencha sur elle et, surmontant son dégoût, allait lui donner un baiser quand il s’aperçut avec stupéfaction qu’il avait près de lui la plus jolie fille qui se pût imaginer, avec de beaux cheveux noirs, un visage parfait, un teint blanc et des lèvres bien rouges. Et la fille souriait. Comme Arthur manifestait sa surprise, elle lui dit : « Écoute-moi bien. Tu peux choisir entre deux choses : m’avoir belle le jour et horrible la nuit, ou belle la nuit et horrible le jour. Je m’en remets à toi. » Arthur réfléchit un moment, puis il répondit : « C’est une question trop délicate que tu me poses, et ce n’est pas à un homme d’y répondre. Seule une femme peut en juger. – Dans ces conditions, dit la fille, tu m’auras toujours belle, et le jour, et la nuit. Je me nomme Gwendolen et j’appartiens à une noble famille de ce pays. Mais j’avais une marâtre qui était jalouse de ma beauté. Par magie, elle m’a réduite en l’état où tu m’as vue lorsque nous nous sommes rencontrés, laide et hideuse. Je devais garder cet aspect repoussant jusqu’au jour où le meilleur homme du monde et le plus valeureux voudrait bien, à défaut de m’épouser, accepter de me prendre dans son lit telle que j’étais en m’accordant la souveraineté sur tout. C’est ce que tu as fait et, en plus, tu m’as laissé le choix de décider, reconnaissant ainsi que ce qu’aiment le plus les femmes, c’est la Souveraineté. C’est par courtoisie que tu m’as délivrée du sortilège qui pesait sur moi, et je t’en serai reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours. » Alors Arthur prit Gwendolen dans ses bras et la nuit se passa de la façon la plus agréable du monde[44].